Peu d’espèces peuvent se targuer d’avoir fait tourner la tète à autant de gens que Vitis Vinifera. Cette liane sauvage domestiquée il y a 8000 ans est à l’origine des milliers de cépages que nous connaissons aujourd’hui !
Diversité génétique
Lettre à Vitis Vinifera
Peu d'espèces peuvent se targuer d'avoir fait tourner la tête à autant de gens que toi. Tu as abreuvé des millions de mes congénères de l'espèce humaine, de générations en générations. Non contente de nous nourrir de ton fruit et de nous abreuver de ton jus, tu nous fédères ! Pas une religion monothéiste qui ne te cite ni ne te prenne en exemple. Si tu as suivi un peu l'histoire depuis que ton espèce accompagne la mienne, tu sais que c'est un tour de force remarquable. Et pourtant, nous sommes peu nombreux à savoir qui tu es vraiment, Vitis Vinifera ! Une petite mise au point s'impose.
De la lambrusque à la vigne Vitis Vinifera
Descendante de l'espèce Vitis Sylvestris, tu n'es pas unique en ton genre. Car ton genre, d'un point de vue ampélographique, c'est le genre "Vitis". Vitis Vinifera, tu incarnes l'espèce européenne de ce genre. Celle qui produit aujourd'hui 99,99% des raisins destinés à la table ou à la vinification dans le monde ! Tu n'as pas ménagé les autres espèces de ton genre : Vitis Labrusca, Vitis Riparia, Vitis Rupestris, Vitis Berlandieri. Tu n'as fait qu'une bouchée de tes concurrentes et contemporaines américaines. Mais n'oublie pas que, plusieurs millénaires plus tard, ces concurrentes traverseront l'atlantique pour venir te sauver la mise lors de l'invasion du continent européen par une force obscure : je parle du phylloxéra. Nous y reviendrons.
De toutes les espèces de ton genre, c'est toi que mes congénères humains ont choisi de domestiquer. Cela s'est passé il y a plus de 7000 ans, au fin fond du Caucase, entre la Géorgie, l'Arménie, et le nord de l'Iran. Si le Caucase fut ton berceau, le croissant fertile deviendra ton fief quelques centenaires plus tard. Tu t'adaptes parfaitement aux terroirs de cette région située entre la Palestine, le Liban, Israël et la Syrie. Tu es passée d'une liane sauvage à une vigne cultivée pour la production de raisin de table et de cuve. Ce fut pour toi le début de la gloire.
[caption id="attachment_6257" align="aligncenter" width="680"] La Kathétie, berceau mondial de la viticulture, est la principale région productrice de vin en Géorgie[/caption]
Ton expansion est d'autant plus spectaculaire que tu reviens de loin. Tu n'étais pas partie sous les meilleurs hospices, lorsque l'on sait que ton ancêtre Vitis Sylvestris n'était ni plus ni moins qu'une liane sauvage. Elle courrait entre l'Europe de l'est et en Asie de l'ouest le long des lisières des forets, s'attachant aux arbres le long desquels elle remontait pour capter la lumière du soleil. On est loin de la plante épilée au cordeau et alignée au millimètre, comme on te connait aujourd'hui dans tous les vignobles du monde !
Rétrospectivement, mes amis humains ont néanmoins consenti à donner un nom romantique à ton encombrant ancêtre : la lambrusque. Alors que tu es aujourd'hui plantée sur plus de 7,5 millions d'hectares (soit 0,05% de la surface terrestre !), ton ancêtre Sylvestris est en voie de disparition. Elle ne subsiste que dans certains parcs botaniques et ça et là dans quelques-unes de nos forêts.
De la domestication aux cépages
Il faut admettre que tu ne t'es pas contentée de faire tourner la tête des amateurs de ton précieux vin. Les scientifiques se sont également pas mal pris le chou pour comprendre comment tu étais passée de la lambrusque à cette espèce domestiquée, capable de produire les près de 6 000 cépages recensés aujourd'hui.
C'est que ta domestication relève d'une succession de concours de circonstance stupéfiants. Un alignement de planètes inespéré qui renforce le mystère autour de ton histoire. Alors que 8 000 ans plus tard, ta domestication fait encore débat dans la communauté scientifique, il est acquis qu'elle a bien eu lieu par étapes.
Etape 1 : l'envie de toi
Ce n'est pas un hasard si ta domestication a eu lieu à cette époque et à cet endroit précis. Au début de l'ère néolithique, mes aïeux commencent tout juste à maitriser l'agriculture. Ils commencèrent par cultiver les céréales, denrées stratégiques qui assurent le développement de mon espèce. C'est donc qu'à cette époque, mon arrière-arrière grand-père maitrisait déjà le processus de reproduction sexuée des plantes. Une fois le plat de résistance assuré, il lui vint naturellement l'idée de passer au dessert en cultivant la vigne pour tes baies de raisin.
Il est fort à parier que l'homme du néolithique appréciait le fruit de ton ancêtre sauvage. Peut-être même a-t-il pu accidentellement observer la fermentation de son jus... et en devenir accroc ! Il aurait alors entrepris de récupérer quelques pépins pour se lancer dans ta production à grande échelle.
Etape 2 : ta mise en cultivation
Si ton ancêtre ne lui a pas facilité la tâche, il semblerait que toi, Vitis Vinifera ait été bien plus consentante. J'en veux pour preuve ta transformation hermaphrodite !
C'est l'un des phénomènes les plus intrigants de ton épopée. Alors que la vigne sauvage Vitis Sylvestris dont tu descends présente des plantes dioïques (c'est des pieds de vigne avec des fleurs uniquement mâles, et d'autres avec des fleurs uniquement femelles), tu es toi clairement hermaphrodite. C'est à dire que tes fleurs présentent des organes mâles et femelles sur un même pied de vigne. C'est un retournement de situation spectaculaire ! Car il est fort probable que sans cette mutation hermaphrodite, ta domestication aurait été autrement plus compliquée.
Pourquoi ? Parce que si mon arrière-arrière grand-père du néolithique avait essayé de cultiver un pied de vigne mâle, ou un individu femelle, ni l'un ni l'autre n'aurait réussi à produire du raisin. Sauf à mettre en culture en même temps et dans une même parcelle un individu mâle et un individu femelle. Ce qui parait hautement improbable. Quand bien même cela aurait été le cas, la reproduction sexuée de ces pieds de vigne aurait été bien plus aléatoire. Tes fleurs ayant cette faculté facilitatrice de s'autoféconder sur un même pied de vigne, la mise en culture de ton espèce hermaphrodite s'en trouve grandement simplifiée.
Vitis Vinifera, ta transformation hermaphrodite est donc une étape fondamentale de ta domestication !
Etape 3 : tes sélections
Une fois la mise en cultivation de ta première variété maitrisée, reste à expliquer comment les hommes du néolithique, de l'Antiquité, du moyen-âge puis de l'époque moderne ont su multiplier les variétés de ton espèce ? Plus intéressant encore, comment ont-ils réussi à faire évoluer ces variétés vers des cépages extraordinairement adaptés à leurs terroirs et aux climats de nos grands vignobles ?
De génération en génération, les débuts de ton espèce sont marqués par des mutations génétiques de ton ADN. Rien d'anormal, c'est le cas de toutes chaines de reproductions sexuées. Apparaissent alors des premières variantes présentant des caractéristiques légèrement différentes de ta souche initiale. Les plus appréciées d'entre elles sont alors sélectionnées par l'homme. Qui les replante.
Plus tard, certaines de ces variantes se croiseront naturellement avec d'autres. Le pollen d'une plante fécondera le pistil d'une autre issue d'une variété mutée, créant ainsi un nouveau brassage génétique.
Très vite, des variétés aux baies plus grosses, plus sucrées seront sélectionnées, et replantées. Les variétés issues des cépages les moins adaptés passeront aux oubliettes et disparaitront de leur belle mort. C'est un processus de sélection naturelle pas si naturelle que ça, qui va conduire à l'apparition des premiers cépages adaptés à la culture du raisin de table et du raisin destiné à la vinification.
Dès l'époque romaine, le scientifique (premier ampélographe ?) Pline l'Ancien référence déjà à lui seul une centaine de cépages pour ton espèce ! On sait par ailleurs que certains de tes cépages étaient alors déjà sélectionnés spécifiquement pour le raisin de table, et d'autres très différents, pour être vinifiés.
Plus tard à partir du XIXème siècle, mes aïeux apprendront à maitriser ces croisements et en provoqueront certains artificiellement pour créer de nouveaux cépages encore plus performants. Sache d'ailleurs que les miens veillent à ce que ton espèce ne soit pas maltraitée. Alors que depuis que la science le permet, la tentation est grande de provoquer des mutations génétiques ciblées par OGM, cette pratique qui dénaturerait le long travail qui t'a fait évoluer depuis 8000 ans, reste interdite chez nous. Ouf !
Ton expansion mondiale
Par la suite, ton espèce et ma civilisation suivront des trajectoires d'histoire parallèles.
Après t'être développée dans le Caucase et le croissant fertile, tu t'étends le long du pourtour méditerranéen à l'occasion des expansions des civilisations grecques, romaines et égyptiennes. Plus tard, ce sont les conquêtes chrétiennes qui t'amèneront à mettre pour la première fois le pied sur le continent américain, dans le sillage de Christophe Colomb. Les conquistadors s'occupent de répandre tes nombreux cépages sur la côte ouest américaine, au Mexique et en Amérique du Sud, jusqu'au Chili et en Argentine.
Puis ce sont les vagues d'émigrations européennes et le Commonwealth qui vont t'amener aux confins du monde. En Afrique du Sud, en Australie et en Nouvelle-Zélande, vignobles qui te vont si bien !
Le retour de tes cousines américaines à l'occasion du phylloxéra
Le parallèle entre nos deux civilisations devient édifiant aux XIXème et XXème siècles. C'est la tienne, Vitis Vinifera qui dégaine la première. Alors que le phylloxéra, ce puceron qui s'attaque aux racines de toutes les variétés issues de ton espèce, ravage le vignoble européen, ton hégémonie vacille.
Or rapidement, tes cousines du genre Vitis d'origine américaine se révèlent résistantes au phylloxéra. De nombreux croisements ont alors lieu entre les cépages de ton espèce et ceux des espèces américaines (Vitis Rupestris, Vitis Lincecumi, Vitis Berlandieri) dans l'espoir de produire des variétés résistantes au Phylloxéra. Ces croisements portent un nom : les cépages hybrides, mais ils n'atteignent pas leur objectif. C'est finalement la solution du porte-greffe qui fonctionnera : ton espèce est sauvée ! Il s'agit d'utiliser les pieds de vigne des espèces américaines comme porte-greffe sur lesquels sont bouturées les greffons des cépages Vitis Vinifera.
Quelques décennies plus tard, les américains débarquent en Europe pour sauver ma civilisation ! N'oublions jamais ce que nous devons à nos alliés, qui sont parfois aussi nos concurrents.
Après avoir compté plus de 6 000 cépages, l'uniformisation des goûts a commencé son travail de sape. Le vin étant devenu un enjeu commercial, des marques fortes se sont créées, qui ont peu à peu développé le marketing du vin. Les cépages les plus appréciés ont été massivement plantés pour subvenir à la demande, au détriment des cépages locaux. Le cabernet sauvignon, le chardonnay, le merlot, la syrah... autant de cépages de ton espèce qui sont sortis de leurs terroirs historiques pour conquérir le monde. A tel point qu'aujourd'hui, ta diversité ampélographique est à risque ! Le sauvetage de ta biodiversité passe par le retour aux cépages autochtones !