Ce que l’on doit au Phylloxéra

Comment imaginer que le Phylloxéra, un petit parasite d’un demi-millimètre de long originaire du Mississipi à l’est des Etats-Unis, ait pu ravager le vignoble européen à la fin du XIXème siècle ?

En quelques décennies, le Phylloxéra déstabilise le vignoble français, puis européen et mondial, créant révoltes et drames économiques régionaux. Après avoir frôlé l’anéantissement, le vignoble renaît de ses cendres sur des bases nouvelles et saines. Et si le secteur viticole européen était sorti gagnant de cette crise sans précédent ?

Les origines du Phylloxéra

Au milieu du XIXème siècle, la viticulture européenne est à son apogée. La période de paix entre les guerres napoléoniennes et les guerres mondiales est favorable à la demande intérieure. La modernisation des moyens de transports, symbolisés par les bateaux à vapeur et les voies ferrées, ouvrent de nouveaux marchés aux vignobles européens. L’exposition universelle de 1855 a fait triompher les vins du Médoc et sa nouvelle classification des domaines. La Bourgogne, dont le vignoble avait été bousculé par la révolution française se restructure. En Italie, le vignoble entame un premier virage qualitatif et les vins du Piémont et de Toscane développent leur renommée internationale. Même en Allemagne, les vins de la Moselle sont reconnus et demandés.

C’est également l’âge d’or de l’ampélographie, la science des cépages. Les cépages de l’espèce européenne, Vitis Vinifera sont classés, analysés, croisés. Dans les années 1850, la curiosité de quelques scientifiques et collectionneurs les pousse à importer des Etats-Unis des cépages de l’espèce américaine Vitis Labrusca. Ces cépages ne sont pourtant pas réputés pour la qualité de leurs vins. Ils développent des arômes de fourrure mouillée. On les qualifie de « foxés ». Ils ne le savent pas encore mais avec ces pieds de vigne, ils viennent de faire entrer le Phylloxéra sur le sol européen.

En 1866, c’est dans la Gard que la première manifestation du Phylloxéra est repérée.

Le puceron met la communauté scientifique en émoi

Les symptômes ? Des boutons, les galles, apparaissent sur les feuilles des vignes touchées. Rapidement, les chercheurs français se rendent compte que le véritable problème n’est pas au niveau des feuilles mais des racines. Sur celles des plants contaminés, des milliers de pucerons pullulent, qui sucent la sève de la plante jusqu’à la tuer.

Le débat est violent dans la communauté scientifique. Certains pensent que le phylloxéra est la cause directe de la mort du cep. Les entomologistes (spécialistes des insectes) ne croient pas une seconde qu’un si petit insecte puisse provoquer des ravages aussi considérables. Ils prétendent que la prolifération du puceron n’est qu’un symptôme d’une autre maladie, qui serait, elle, responsable de la destruction de la vigne. Il fallut 7 ans pour que la science donne raison aux premiers !

7 ans de perdus dans la bataille contre le parasite, c’est beaucoup. D’autant que ces pucerons, dont la reproduction est asexuée, se multiplient de manière effrénée. Au gré des vents, ils migrent vers de nouveaux pieds de vigne et s’envolent pour coloniser de nouveaux vignobles.

Les symptômes visibles du phylloxéra. Mais le puceron s’active aussi dans les racines

On estime la vitesse de propagation du parasite à 15km de vignoble par an ! A ce rythme-là, la pandémie s’étend du Gard à l’ensemble du Languedoc-Roussillon, de la vallée du Rhône, du Bordelais et du Cognaçais en quelques années. Il ne lui faudra pas plus de quelques décennies pour gagner le reste du vignoble français et les pays alentour : Suisse, Allemagne, Espagne, Italie, Portugal sont atteints avant la fin du XIXème siècle. L’Algérie et le Maroc n’y échappent pas. L’Australie, L’Afrique du Sud, le Pérou ne tardent pas à suivre.

La solution : le greffage

Quelques années avant le Phylloxéra, une autre maladie s’est abattue sur le vignoble européen : l’Odïum. Une solution technologique fut rapidement trouvée. Grâce à l’utilisation du souffre, ce champignon fut maîtrisé moins de 10 ans après son apparition !

Malheureusement, il fallut plus de 15 ans pour trouver la solution pour contrer le phylloxéra. Et de nombreuses années supplémentaires pour la déployer à l’échelle européenne. Là encore, la communauté scientifique s’écharpe, entre les tenants d’une solution chimique et ceux qui voient plutôt la solution du côté des cépages américains.

  • L’injection de sulfure de carbone semble prometteuse. Il s’agit d’injecter ce gaz via une sorte de grande seringue sous chaque pied de vigne. Mais cette solution s’avère coûteuse et ne fonctionne pas sur les racines profondes. L’utilisation de chaux ne rencontre pas davantage de succès.
  • L’inondation de la vigne est également envisagée, dont l’objectif est de noyer les pucerons logés dans les racines.  L’idée est belle, mais s’avère inapplicable dans les côteaux, qui représentent une grosse partie du vignoble mondial.

C’est finalement auprès de l’espèce américaine Vitis Labrusca que la solution est trouvée.

  • Ses racines étant résistantes au parasite, des vignerons plantèrent ces vignes directement en Europe, faisant fit des arômes foxés qu’elles confèrent au vin.
  • D’autres se lancent dans de savants croisements entre les espèces française et américaines. Ils espèrent retrouver dans ces cépages hybrides les qualités organoleptiques des cépages français et la résistance au puceron des cépages américains.
  • C’est finalement l’idée de greffer les cépages européens de l’espèce Vitis Vinifera sur des pieds américains qui l’emporta. Cette solution fit débat tant il était difficile d’admettre que le coupable puisse être la solution ! Le préjugé selon lequel les racines américaines pourraient altérer le goût du vin fut également difficile à contrer. Il fait d’ailleurs aujourd’hui toujours débat…

On estime aujourd’hui que 85% des vignes mondiales sont greffées. Celles qui ne l’ont pas été sont appelées « vignes franches de pied »

Les vignobles mystérieusement épargnés par le phylloxéra

Commence alors la lente reconstruction du vignoble mondial. Tout le vignoble mondial ? Non, car une partie a été mystérieusement épargnée :

  • Le vignoble nord-américain bien sûr, car comme on l’a vu, l’espèce Vitis Labrusca résiste au Phylloxéra. Dans ses racines, le parasite ne se reproduit pas aussi vite que dans celles de Vitis Vinifera. Il y est présent, mais cohabite avec la vigne. Seule la Californie, dont le vignoble avait été planté des cépages européens est atteinte. Elle perd 85% de ses vignes en 20 ans ! La grande dépression, suivie de la prohibition et de la seconde guerre mondiale, l’empêcheront de se relever… jusque dans les années 1950 et sa consécration lors du jugement de Paris en 1976.
  • Certains vignobles, isolés géographiquement, sont passés à travers les mailles du filet car le puceron n’a jamais réussi à les atteindre. C’est le cas du Chili, protégé par la Cordière des Andes. Mais également de Chypre grâce à son insularité.
  • Localement, certains terroirs ont échappé au Phylloxéra, en particulier ceux dont les sols sont sableux. Le puceron ne parvient pas à se mouvoir sur ces sols denses, et ne peut donc pas atteindre les racines de la plante. C’est le cas des vignobles piémontais par exemple (Barolo, Barbaresco).
  • Enfin, les vignobles touchés après la France ont eu le temps de s’organiser et minimisent la casse. C’est le cas de l’Allemagne et de la Suisse. Ils bénéficient de climat plus frais, moins favorable au développement du parasite. Mais ils adoptent surtout une politique de la terre brûlée : toute vigne touchée par le phylloxéra est détruite et mise en quarantaine plusieurs années. L’Australie qui adopte la même stratégie parvient elle aussi à ralentir son expansion.

Les conséquences catastrophiques du puceron

A la fin du XIXème siècle, le vignoble européen a perdu 30% de sa surface et 50% de sa production. Les conséquences sont dramatiques :

  • De nombreux vignerons sont poussés à la faillite, et derrière eux, c’est toute une filière industrielle qui s’écroule : les ouvriers agricoles, les négociants, les distributeurs perdent leurs emplois.  A cette époque, le poids de la viticulture dans l’économie locale est encore important, déstabilisant ainsi de nombreuses régions.
  • Des vignobles sont rayés de la carte. C’est le cas du vignoble du bassin parisien par exemple. Avec eux, de nombreux cépages autochtones disparaissent, qui ne seront jamais replantés.
  • La destruction des vignes européennes crée une pénurie de vin sur le marché. Cette situation est propice à la fraude. Le mouillage (le vin est coupé à l’eau pour augmenter les volumes), le plâtrage (ajout de sulfate de potasse, qui accélère la fermentation et colore les vins) et le sucrage (ajout d’eau sucrée dans le marc, pour relancer la fermentation) deviennent monnaie courante. Les conséquences de ces fraudes ne se font pas attendre : la baisse des prix due à la mauvaise qualité des vins est amplifiée par la surproduction qui s’accélère au fur et à mesure que la vigne est replantée.
  • Ruinés pour la deuxième fois en une génération, la colère des vignerons explose. Certains se révoltent contre l’état, à l’image du Languedoc en 1907. D’autres s’affrontent entre eux, à l’image des vignerons de la Champagne en 1911.

A l’aube de la première guerre mondiale, la crise sociale s’ajoute à la crise sanitaire. Le vignoble européen touche le fond.

Les conséquences positives du puceron

    • De nombreux vignerons ruinés n’ont d’autre choix que d’émigrer. Ils amènent avec eux leur savoir-faire et leurs cépages à travers le monde. L’Argentine, le Chili, l’Australie, la Nouvelle-Zélande… en sont les grands bénéficiaires. La graine des vignobles du nouveau monde est semée, qui germera véritablement 50 ans plus tard. Les vignobles algériens, marocains et tunisiens sont même propulsés sur le devant de la scène à l’occasion de la pandémie. Subventionnés par le gouvernement français, plus de 10 000 vignerons français s’y installent pour y développer la viticulture… et irriguer le marché français.
    • Si le Phylloxéra fait disparaître de nombreux cépages et la diversité ampélographique qui allait avec, seuls les cépages les plus qualitatifs sont replantés. En réaction aux fraudes qui ont durablement touché l’image de qualité du vin, une approche plus qualitative est adoptée partout en France, avant de se .
    • La création des appellations d’origine contrôlée en est l’exemple le plus emblématique. Leurs cahiers des charges réglementent les pratiques de travail dans la vigne et dans le chai, les rendements et l’usage des intrants.
    • Une définition du vin légale du vin est même écrite pour éviter tout risque de nouvelles fraudes : « Le vin est le produit de la fermentation complète ou partielle du raisin frais ou du jus de raisin frais »
    • D’autres habitudes qui nous paraissent ancestrales remontent en réalité à cette période : l’organisation des vignes en rangs s’est faite à l’occasion de la reconstruction du vignoble. Elle était auparavant plantée de manière dispersée dans les champs. De même la mise en bouteille au domaine devient une habitude pour éviter les fraudes et le mélange des vins en vracs provenant de différentes régions plus ou moins nobles.

Les appellations, nées en France des suites du phylloxéra font école. Elles se généralisent en Europe et dans le monde. Mais elles gagnent également tous les produits agricoles : fromages, fruits et légumes… Sur les cendres du Phylloxéra, c’est bel et bien le visage de la viticulture moderne qui se dessine !

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